samedi 20 avril 2013

Sobibor, ou le secret des morts


MOLLA Jean, Sobibor, éd. Gallimard, coll. "Scripto", Paris, 2003


Résumé apéritif

     Sobibor, encore un livre sur les camps de concentration? Pas tout à fait. Car ce thème n'est pas le seul à être envisagé dans ce livre. Jean Molla, dans son récit, aborde aussi les thèmes de l'adolescence, des rapports parents-enfants, de l'anorexie, de l'image de soi, des secrets de famille dérangeants... Il s'agit donc ici d'un livre plus complexe qu'il n'y parait!
     Bien entendu, puisqu'il est destiné à un public jeune, Sobibor aborde ces différents thèmes de manière plus implicite, et surtout plus en adéquation avec ce que vivent et ressentent les adolescents d'aujourd'hui.
     C'est ainsi que nous découvrons Emma Lachenal, jeune fille de 17 ans en pleine crise d'adolescence et d'identité. Bouleversée par le décès de sa grand-mère, à qui elle tenait énormément, Emma va littéralement perdre pied et s'enfermer dans une bulle à laquelle ni ses parents ni Julien, son petit-ami, n'ont accès.
     La découverte, dans les affaires de sa grand-mère, d'un mystérieux journal intime ne va faire qu'aggraver la situation de profonde détresse dans laquelle se trouve la jeune fille.

Roman à la double narration

     Deux narrations s'alternent dans ce roman: celle faite par Emma, à l'époque actuelle, écrite aux temps du passé car Emma raconte des faits qui se sont déroulés dans un passé proche, et celle faite par Jacques Desroches des événements de la Seconde Guerre mondiale à travers le journal intime qu'il tenait lorsqu'il était officier dans le camp de Sobibor. La narration de ces parties se fait au présent, étant donné que les faits, bien qu'ils aient eu lieu il y a soixante ans d'ici, sont décrits au moment où ils se déroulent.
     Les deux narrations s'effectuent à la première personne du singulier. Ce choix d'une narration à la première personne n'est pas suprenant puisqu'on peut voir dans Sobibor deux journaux intimes, deux autobiographies mises en abyme. Cette technique permet de plus une meilleure connaissance des pensées des personnages principaux.
     La narratrice principale du récit est Emma. C'est par elle que nous découvrons progressivement les éléments de l'histoire, relatés dans une sorte de journal intime tenu par la narratrice, par lequel elle témoigne de ce qu'elle a appris au sujet de sa famille et les événements historiques concernant les camps de concentration. C'est en tout cas ce que laisse à penser le début du récit, principalement la première page, car Emma dit : " Je ne sais pas si je dois essayer de suivre la chronologie des faits ou m'abandonner aux souvenirs. Peut-être ferai-je un peu des deux, jusqu'à ce que quelque chose jaillise." Un peu plus loin, elle ajoute ceci: "Je n'ai jamais vécu ce qui va suivre, je n'en sais que l'essentiel. Les faits se sont-ils passés exactement comme je vais les relater? J'en doute fort. Mais est-ce ce qui importe en définitive? Je me suis raconté cette succession de scènes tant de fois que j'ai l'impression qu'elles font désormais partie de mon histoire. Ce sont mes souvenirs désormais." (pp.1-2)
     Le narrateur secondaire, Jacques Desroches, grand-père d'Emma, a vécu ces événements, lui. C'est par son journal intime qu'Emma les a découverts et peut dès lors nous les relater. Ce journal, dont certains extraits sont ajoutés au témoignage d'Emma, de manière à rendre vraisemblables ses dires, est celui d'un jeune français qui, à l'aube de la Seconde Guerre mondiale, est séduit par les idéologies et discours nazis au point de s'engager à leurs côtés dans leur persécution des Juifs et leur conquête de l'Europe. La majorité des pages du journal de Jacques Desroches retranscrites dans ce récit est d'ailleurs très difficile à lire car elle témoigne de l'extrême violence et du traîtement inhumain que les nazis infligeaient aux déportés juifs.
     Ces deux narrations présentent donc des personnages totalement opposés, j'y reviendrai par la suite, et permettent également d'aborder les deux thèmes principaux développés par l'auteur: l'anorexie et les souffrances qu'elle cause à travers la narration d'Emma et les horreurs des camps de concentration à travers celle de son grand-père.
     De plus, la double narration mettent en lumière deux points de vue différents quant aux éléments narrés: d'une part celui de la personne ayant réellement vécu les faits dont il est question et les cautionnant, d'autre part celui de la personne qui les découvre près de soixante ans après et qui en est effarée car cette découverte représente pour elle l'effondrement de tout son entourage, de tout ce (et ceux) en quoi (qui) elle avait foi.
     Cette double narration s'arrête cependant peu avant la fin du récit, lorsqu'Emma comprend qui se cache derrière Jacques Desroches. La narration devient donc unique, confiée aux seules mains d'Emma, qui voit son grand-père lui révéler sa véritable identité ainsi que l'histoire l'accompagnant.

Sobibor, roman psychologique

     La psychologie des personnages, principalement celle des deux narrateurs, revêt à mon sens une importance capitale dans ce récit. La double narration instaurée par l'auteur permet d'ailleurs un meilleur accès à ces psychologies opposées et contribue à mettre en avant les différences entre les deux personnages principaux que sont Emma et Jacques Desroches.
     Sobibor est donc l'histoire d'Emma jeune fille de 17 ans (presque 18) issue d'un milieu bourgeois mais extrêmement mal dans sa peau. Comme elle le dit elle-même, elle n'accepte pas son corps de femme, voudrait passer inaperçue, voire même disparaître. C'est pour cela qu'elle a développé une anorexie assez sévère qui n'a fait qu'augmenter son malaise, en plus de mettre en danger sa santé. Cette phrase résume de manière limpide l'état d'esprit d'Emma par rapport à elle-même, à son corps, à son existence: " Je voulais me faire taire, une bonne fois pour toute." (p.22)
     Emma, comme de nombreux adolescents, est également en conflit avec la société et avec les adultes qu'elle provoque, en particulier ses parents, avec qui le contact est rompu, d'après elle. Ses relations avec son père sont très froides, distantes. Monsieur Lachenal ne sait pas comment se comporter avec sa fille qui n'est plus une enfant mais une femme en devenir, et cette dernière ne sait pas non-plus quelle attitude adopter vis-à-vis de son père. Ses rapports avec sa mère sont encore plus tendus, car Emma la provoque sans arrêt, l'attaque. Je pense qu'on peut dire qu'elle méprise sa mère, car elle la considère comme une "grosse volaille idiote" (p.26), une femme superficielle qui ne pense qu'à son apparence et à la réputation de sa famille.
      Emma est donc une adolescente en pleine crise identitaire, assez renfermée sur elle-même, fuyant les contacts sociaux et affectifs et ne s'acceptant pas en tant que femme en devenir. Toutes ces caractéristiques psychologiques ont été accentuées par la mort de sa grand-mère, seule personne de laquelle elle était proche, et la découverte des terribles secrets que cachaient ses grands-parents.
     Jacques Desroches, lui, est un jeune homme déterminé, égocentrique, hautain, fier, sûr de ses idées et bien dans sa peau. Tout le contraire de sa petite-fille, qui le présente d'ailleurs au début du récit comme un homme timide, cultivé, attentionné, bref, exemplaire.
     A la lecture de son journal intime, on constate cependant que Jacques Desroches n'est pas si sûr de lui qu'il le prétend, il est même plutôt influençable. Lui qui se disait intrépide, ne craignant rien, la débâcle de l'armée allemande à la fin de la Seconde Guerre mondiale le révèle tel qu'il est réellement: un froussard, un menteur et un opportuniste fuyant devant ses responsabilités. Tel est le grand-père qu'Emma découvrira au fil du journal intime de Jacques Desroches, grand-père qu'elle n'hésitera pas à juger et à dénoncer, au prix de la perte de ce dernier et de la perte des repères familiaux.

1 commentaire:

  1. Ce sont des commentaires très justes, une analyse rigoureuse. Elle semble cependant inachevée...
    Tu aurais pu donner ton avis sur la fin... cette fin si litigieuse, épineuse...

    RépondreSupprimer